Portland marque le début de la dernière phase du voyage. Yellowstone et Grand Teton me semblent déjà bien loin, ces derniers jours sur la côte Pacifique ont amené quelque chose de différents, mais les jours qui viennent s’annoncent bien. Au programme la chaîne des « Cascades », qui est la chaîne de volcans plus ou moins actifs qui ponctuent l’arrière pays du nord au sud, environ 200km à l’intérieur des terres par rapport au trait de côte. Le Mt Baker, le Mt Rainier, le Mt Adams, le Mt St Helens, le Mt Hood, juste au sud de Portland, le Mt Jefferson, les Three Sisters jusqu’au Sashta en Californie constituent les points clé d’une chaîne montagneuse d’origine volcanique, soulevée par une remontée de magma liée au fait que la plaque tectonique pacifique glisse sous la plaque américaine au niveau de la côte. Cette barre rocheuse assez élevée (le Mt Rainier la domine à près de 4400m) est magnifique … quand il fait beau. Car sa caractéristique générale est d’arrêter le mauvais temps et l’humidité venant du pacifique, ce qui fait la région est connue pour ses précipitations abondantes et ses journées sous les nuages. Ce n’est pas pour rien que l’état de Washington est surnommé Evergreen State, et que le Mt Rainier n’est visible depuis Seattle qu’un jour sur trois ou quatre. Mais je suis bien tombé, il fait grand beau aujourd’hui encore et les prévisions sont bonnes pour les jours à venir.
La destination du jour est double : faire le tour du Mt Hood au sud de Portland et ensuite rejoindre le Mt St Helens plus au nord. La route m’amène d’abord à retrouver et à longer la Columbia River que j’avais déjà traversée à Astoria quelques jours plus tôt. La rivière est déjà très large à ce niveau et a creusé des gorges dans la chaîne Cascades qui laissent juste la place pour une route sur chaque rive et une ligne de chemin de fer qui remontent la rivière. De fait les bordures de part et d’autres sont très abruptes et abritent de nombreuses chutes d’eau. Forcément, on a le droit à l’ultraclassique « Bridal Veil falls », le Voile de la Mariée, ce qui serait un nom poétique si ce n’était pas celui qu’ils donnent systématiquement à une jolie chute d’eau dans ce coin de la planète. Un kilomètre plus loin, je m’arrête sur un parking, agrippe mon sac photo et m’arrête face à deux panneaux : Multnomah Falls indiquée à gauche, et Whakeena à droite. Persuadé d’être au parking de Multnomah, je prends à gauche et marche… vingt minutes en ne croisant personne et en longeant la route. Ca sent l’arnaque dans un pays où la route vous emmène directement aux meilleurs endroits. Bon ben je m’étais planté, j’étais sur le parking de Whakeena, qui était à 100m à droite du parking, et du coup j’ai fait un kilomètre à pattes pour rejoindre Multnomah, et la même chose au retour. Pas grave en soi mais ce pays rend fainéant. Les chutes sont belles quand mêmes, très fines, 200m de haut pour la plus élevée, mais le contre-jour n’aide pas la photo.
Une dernière photo sur Horsetail falls et je poursuis ma route le long de la rivière. Le potentiel hydroélectrique est exploité par le très large barrage-écluse de Bonneville Dam, construit dans le cadre du New Deal de Roosevelt pour donner du boulot aux américains après la crise de 1929. Le barrage a créé une sorte de lac artificiel en amont mais a malheureusement bloqué la remontée naturelle des saumons et esturgeons blancs plus en amont. Pour y remédier, des « échelles à saumons » ont été mis en place en parallèle, où les poissons sautent des marches d’une vingtaine de centimètres chacune jusqu’à remonter la hauteur du barrage. Je poursuis ensuite sur Cascade Locks qui donne un des rares points de traversée entre Portland et the Dalles, Bridge of the God.
Un sandwich plus tard j’arrive au terme de mon périple dans les gorges de la rivière Columbia en rejoignant Hood River. La rivière est suffisamment large pour que la ville tourne autour d’une grosse base nautique et par ce beau temps, il y a pas mal de monde sur l’eau. Je bifurque au sud pour rentrer dans les reliefs. Au loin, en ligne de mire, le Mt Hood donne des airs de Montagne du Destin, grand cône rocheux dominant largement la région. Petit à petit le grand cône grossit dans le pare-brise et change de forme au fur et à mesure que je le contourne par le sud le long de la Mt Hood Scenic Byway. Il culmine à plus de 3400m et la partie haute est blanche de neige et de glace. Il ne faut pas s’y tromper, c’est un volcan, même si la dernière activité remonte à plus d’un siècle, il y a quand même une probabilité pour que tout ceci pète un jour.
Je m’arrête faire une photo sur la White River au sud, qui descend directement des glaciers qui me surplombent et trace son chemin au milieu d’une rivière de galets. Pas un nuage à l’horizon, il n’y a que le blanc des glaciers, le bleu du ciel, le gris clair des galets et le vert des arbres, qui s’étendent à perte de vue au sud. Un peu plus loin, une bifurcation m’emmène sur Trillium Lake, un lac artificiel qui sert de bassin de réflexion au Mt Hood et accessoirement de base de loisir nautique. Pendant que je cherche le meilleur point de vue pour faire le Mt Hood et son miroir, je remarque un drôle de manège dans l’eau. Des espèces de grosses salamandres vont et viennent depuis le fond jusqu’à la surface, gobe quelque chose (un moustique ? une bulle d’air ?) et replongent direct. Il y en a beaucoup et ça n’arrête de pas, c’est assez amusant à voir. Plus haut, sur les flancs de la montagne, on arrive à Timberline Lodge, qui est le point bas d’une station de ski dont les remonte-pentes grimpent jusqu’à 2600m. Ici on peut skier toute l’année sur le glacier. La Timberline Lodge, comme son nom l’indique, est située juste au-dessus de la ligne des arbres, à 1800m. Au dessus, c’est tout gris et blanc, en dessous, c’est tout vert. Cette loge est plus connue qu’il n’y parait. C’est en fait celle qui a servi de décor extérieur pour le fameux film The Shining de Kubrick. Mais pas de labyrinthe ici, c’était du studio.
Je repars de là en faisait un superbe contre-sens de 500m qui ne sera remarqué par personne et redescends gentiment de ma montagne sur Portland, pour enchaîner sur ma deuxième destination. Je m’engage sur l’Interstate, contourne Portland par le Nord, retrouve et traverse la Columbia River, évite Vancouver (la petite jumelle américaine de la grande canadienne) et tire au Nord sur la route 5. En chemin je m’arrête poser mes affaires dans mon motel de ce soir, à Kelso, petite bourgade qui fait office de station d’autoroute, avant de continuer la route au nord. Passé Castle Rock, je sors de l’autoroute et emprunte une route magnifique, qui grimpe gentiment au milieu des arbres dans une zone relativement desserte. Au loin je vois mon objectif, une montagne complètement éventrée au bord de laquelle s’accrochent quelques barbules de nuages, comme si elle était encore fumante. Ce matin j’ai vu ce qu’était un volcan calme, un cas d’école de « stratovolcan » bien conique. Ce soir je vais découvrir ce que devient ce genre de bestiole quand leur aspect bonhomme se transforme en pur cauchemar. Ici, il y a trente trois ans, peu après ma naissance, une stratovolcan bien conique a explosé, ou implosé c’est selon, perdant au passage 500m d’altitude, et déversant des kilomètres-cube de débris et de cendre aux alentours. Ici, c’est le Mont Saint Helens.
Avant d’arriver au Johnston Ridge Observatory, on pénètre dans les différentes zones de la catastrophe. La première zone, où les arbres ont été lacérés sur place, la seconde où les arbres ont été couchés, et la dernière où il ne reste plus rien de la forêt d’époque. Trente ans plus tard, malgré le fait que très souvent des forêts plantées sont venues recouvrir les forêts mortes, on distingue encore très bien les stigmates de l’éruption. L’impression de dévastation est encore prenante et on se rend très vite compte que face à ça, il n’y a rien à faire, juste prendre ses jambes à son cou. C’est déjà la fin de la journée et le soleil commence à baisser sur l’horizon. Les dernières barbules se sont dissipées et le cratère est parfaitement visible. L’observatoire lui fait face, face au gigantesque glissement de terrain qui a complètement éventré et rabougri ce qui était avant un beau cône volcanique. On imagine très bien la trajectoire qu’a pris le glissement de terrain, et on imagine très bien ce qu’à du ressentir à cet instant le dénommé Johnston, géologue de l’USGS stationné à cet endroit même le jour de l’éruption, à qui est dédié le site.
Heureusement, l’ordre d’évacuation avait été donné quelque temps auparavant et on n’aura pas à dénombrer de trop nombreuses victimes. Pourtant les dégâts sont gigantesques. La montagne a vomi ses tripes sur son flanc nord, ravageant les collines qui lui faisaient face et ensevelissant la rivière Toutle sous une coulée de boue et de cendres, arrachant les ponts, détruisant les routes, jusqu’à des dizaines de kilomètres en contrebas. Le nuage de cendres se répandit à l’est, et on mesura encore 1cm au milieu des Etats-Unis. Un film m’explique tout ceci puis le Visitor Center ferme ses portes. Une balade de fin de journée au beau milieu de cette zone de désolation, même trente ans après, fait réfléchir. Pourtant on sent bien que la nature reprend ses droits petit-à-petit, des petites fleurs apparaissent ici et là en ce début juillet. Mais sur les collines avoisinantes, on voit bien les troncs couchés à perte de vue, pointant tous en direction du coupable. Je reprends la voiture pour rentrer à l’hôtel. En chemin une dernière halte à Coldwater Lake, un joli lac de montagne qui n’existait pas il y a 33 ans. La coulée de boue a créé un barrage naturel sur une petite rivière qui coulait alors ici. La rivière est devenue lac et désormais on y pêche tranquillement entre père et fils. Si la truite a été réintroduite, le reste de la faune et la flore locale a vite retrouvé son chemin naturellement après l’éruption et a même très rapidement prospéré. Bizarre de voir un lac « naturel » plus jeune que soi. Le soleil se couche devant moi sur cette route incroyable, mais je ne quitte que temporairement le Mt St Helens, j’y reviendrai demain.